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On investit dans une histoire; pas dans les ratios financiers

Par Francois Lambert | Publié le 25 juil. 2023

    Lorsque l’on parle d’investissement ou d’évaluation d’entreprise, nous pensons immédiatement à des formules mathématiques complexes, des états financiers, des ratios; bref, des chiffres et encore des chiffres. Nous nous réconfortons dans ces aspects terre à terre, car un chiffre est un chiffre et il ne peut y avoir d’ambiguïté. Vrai?

     

    Il est vrai que les chiffres ne peuvent avoir plusieurs significations, un 10 vaudra toujours 10. C’est plutôt l’utilisation de ce chiffre et l’interprétation de celui-ci dans son contexte qui est important. Dans les faits, c’est ce qui fait de l’évaluation d’entreprise souvent un art plus qu’une science exacte. Une croissance des bénéfices de 10%, est-ce bon? Pour une entreprise qui fait historiquement 5%, c’est excellent (ou bien il y a anguille sous roche). Pour une entreprise qui fait historiquement 15, 20%, c’est très médiocre. Pourtant c’est toujours le même 10%.

     

    C’est pourquoi un des aspects importants de l’évaluation d’une entreprise est l’histoire qu’on peut bâtir autour d’elle. Ce qui est le moins confortable, c’est que cette histoire sera unique pour chacun des investisseurs. La question pertinente est croyons-nous à l’histoire ou non?

     

    L’histoire de Stingray

     

    J’ai expérimenté cet aspect lors de mon cours d’évaluation d’entreprise au MBA. C’était en hiver 2016 et l’entreprise Stingray (RAY.A) venait de faire son premier appel à l’épargne (PAPE) à l’été 2015. Le prix d’émission était fixé à 6.25$ (Il a ouvert cependant à 7.60$). Le but du travail de session n’était pas d’évaluer l’entreprise et de trouver son « vrai » prix. En effet, l’objectif était de trouver « l’histoire » qui justifiait un prix de 6.25$.

     

    Toutes les équipes partaient avec les mêmes chiffres (états financiers), les mêmes ratios, les mêmes pourcentages de croissance passée. Toutes les équipes ont pourtant inventé une histoire différente, mais toutes sont arrivées avec un prix de 6.25$ par action. La partie finale et la plus importante du travail étaient la section où l’on devait expliquer pourquoi l’histoire était plausible et pourquoi elle ne l’était pas.

     

    Les points importants de cette anecdote sont les suivants :

     

    1 – Ce ne sont pas les chiffres qui sont importants en soi, mais ce que nous en faisons. Effectivementon, puisque l’on peut leur faire dire ce que nous voulons pour en arriver à la conclusion que nous voulons. (D’ailleurs, les gestionnaires le font très bien dans leurs rapports annuels, mais ceci fera partie d’une autre chronique.)

     

    2 – Une fois que l’on obtient une évaluation d’une entreprise, il faut maintenant décider si l’histoire que nous nous sommes racontée est crédible ou pas et c’est cet aspect qui est le plus important. Nous l’avons constaté dans certains commentaires à la suite au premier article (investir ou spéculer). Certains croient dur comme fer au cannabis et d’autres non. Les premiers croient que c’est une bonne occasion d’investissement et d’autres croient que c’est de la spéculation. Tout dépend de l’histoire que nous nous forgeons et de la crédibilité que nous y accordons. 

     

    Pour compléter l’anecdote, voici les deux scénarios envisagés au moment de notre travail de session sur Stingray.

     

    En envisageant que Stingray ne ferait que continuer ses performances financières comme elle l’avait fait dans les dernières années, en supposant le maintien de ses charges opérationnelles au même pourcentage que durant les dernières années et en assumant qu’elle pouvait maintenir son rythme d’acquisitions (vecteur principal de sa croissance), nous trouvions que le prix de 6.25$ était justifié.

     

    Ces hypothèses assumaient que son exclusivité avec le CRTC était maintenue durant les prochaines années et que la compagnie ferait des acquisitions ou des partenariats dans des marchés où la câblodistribution était en croissance comme en Amérique Latine. Somme toute, ces hypothèses n’étaient pas farfelues et justifiaient le prix d’émission.

     

    La contre-histoire de Stingray

     

    Notre contre-histoire était la suivante. Il y a une forte tendance au désabonnement du câble pour se diriger vers le streaming. Bien que les revenus de Stingray soient garantis pas les contrats avec les câblodistributeurs, si ceux-ci voient leurs revenus diminuer par manque d’abonnés, il se pourrait bien qu’ils veuillent négocier à la baisse les futurs contrats avec Stingray.

     

    Les acquisitions que pourrait faire la compagnie dans d’autres marchés pourraient servir à contrebalancer les pertes de revenus dans les régions où les câblodistributeurs perdent du terrain au lieu d’ajouter à la croissance. De plus, si la compagnie voulait se lancer dans le streaming, cela nécessiterait de forts investissements et elle se frotterait aux mastodontes que sont Apple, Google et Spotify. De plus, le CRTC pourrait changer les règles à sa guise et ainsi pénaliser Stingray au Canada. Pour toutes ces raisons, nous avons décidé de ne pas accorder beaucoup de crédibilité à notre histoire favorable, car selon nous,  celle-ci ne justifiait pas le prix d’émission de 6.25$ et encore moins un investissement à long terme dans l’entreprise.

     

    L’action est passée de 6.25$ à 8.41$ (en date du 12 octobre 2018) ce qui aurait fait un rendement annuel de 9.2% si on avait pu mettre la main sur les actions au prix d’émission, ce qui est rarement le cas pour nous petits investisseurs et seulement 1.2% en tenant compte du prix de fermeture de la première journée en bourse de Stingray.

     

    L’indice TSX a fait à peu près le même rendement sur le même laps de temps. J’estime donc que notre conclusion était adéquate. Certains pourraient arguer que si on avait acheté les actions aux plus bas (6.15$ en décembre 2015) et revendu au plus haut (11$ en avril 2018) nous aurions fait un bon rendement. En effet, mais si on pouvait facilement prédire ce genre de chose, nous serions tous riches!

     

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    François Lambert est ingénieur en aéronautique depuis 14 ans. Détenteur d’une maîtrise en administration des affaires, il est investisseur autonome depuis 2013 et tente d’appliquer les préceptes de grands investisseurs comme Warren Buffet, Charlie Munger et Mohnish Pabrai.